Dans l’ombre des prises de parole officielles, une dynamique silencieuse mais puissante transforme aujourd’hui le rapport entre les institutions et leurs publics : celle des algorithmes de diffusion. Sur les réseaux sociaux, dans les moteurs de recherche et sur les plateformes vidéo, ces systèmes automatisés orientent ce que les citoyen·ne·s voient, partagent et retiennent.
Or, à l’heure où l’intelligence artificielle s’impose au cœur des mécanismes de communication institutionnelle, cette influence algorithmique soulève une interrogation fondamentale : les institutions peuvent-elles encore maîtriser leurs messages dans un espace numérique structuré par des logiques d’engagement plutôt que d’intérêt général ?

Quand les algorithmes déforment la visibilité des messages publics
Sur des plateformes telles que X (ex-Twitter), Facebook, TikTok ou YouTube, les communications institutionnelles ne bénéficient plus d’une diffusion linéaire. Elles sont soumises à des algorithmes d’amplification qui privilégient les contenus émotionnels, polarisants ou viraux. Les formats courts, les controverses et les signaux affectifs sont souvent favorisés, au détriment de la nuance, de la pédagogie et de la véracité — caractéristiques pourtant centrales dans la communication publique.
Ainsi, des messages institutionnels fondés sur des données fiables peuvent être relégués à l’arrière-plan, tandis que des publications sensationnalistes sont propulsées au premier plan. Durant la pandémie de COVID-19, les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont été maintes fois éclipsées par des vidéos pseudo-scientifiques diffusées sur les plateformes, atteignant parfois des millions de vues.
De même, lors des débats autour de l’édition génétique (CRISPR), des vaccins à ARN messager ou de l’intelligence artificielle générative, les discours institutionnels appelant à la prudence, à l’encadrement éthique et à la régulation ont été peu visibles face à la profusion de contenus simplistes, anxiogènes ou idéologiques, plus conformes aux logiques d’amplification algorithmique.
L’intelligence artificielle appliquée à la circulation de l’information devient ainsi un levier de pouvoir symbolique capable de structurer les perceptions collectives — y compris dans les champs scientifique, sanitaire, environnemental ou éducatif. Les risques sont majeurs : désinformation virale, décrédibilisation des voix officielles, affaiblissement de la légitimité publique, et érosion de la confiance des citoyen·ne·s dans les institutions.
Repenser la souveraineté communicationnelle à l’ère de l’IA
Alors que l’intelligence artificielle redéfinit profondément les dynamiques de la communication, la souveraineté communicationnelle devient un enjeu prioritaire pour les pouvoirs publics. Il ne s’agit plus uniquement de maîtriser les infrastructures techniques, mais de garantir la visibilité, l’accessibilité et la crédibilité de la parole publique dans des environnements numériques globalement contrôlés par des acteurs privés et transnationaux.
Le Maroc, à l’image d’autres pays émergents, s’investit dans le développement de l’intelligence artificielle et dans la refonte de sa communication institutionnelle. Ce mouvement suppose une exigence nouvelle : concevoir une stratégie de communication fondée sur la clarté, la rigueur, la transparence, mais aussi sur la résilience algorithmique.
Cinq leviers apparaissent essentiels pour répondre à ce défi :
Il convient d’abord de revendiquer une transparence algorithmique, afin de comprendre les critères qui gouvernent la visibilité des contenus publics. Cette revendication doit s’accompagner d’une régulation internationale renforcée, fondée sur des principes d’équité, de pluralisme et d’éthique numérique.
En parallèle, la littératie numérique devient un pilier de l’action institutionnelle : les responsables de communication, les journalistes publics et les agents de l’État doivent être formés à décrypter les logiques de manipulation, à repérer les récits biaisés et à produire des contenus adaptés à l’architecture attentionnelle des plateformes.
Ces efforts doivent être soutenus par des investissements dans des infrastructures souveraines, notamment des clouds publics, des systèmes de diffusion sécurisés et des outils de veille et d’analyse adaptés aux réalités locales et régionales.
Enfin, une véritable communication institutionnelle éthique et anticipative doit être mise en œuvre : elle implique la production de messages multilingues, adaptés culturellement, vérifiables et cohérents avec les valeurs fondamentales du service public.
Vers une communication publique responsable et résiliente
L’essor de l’intelligence artificielle dans la sphère de la communication institutionnelle ne saurait être réduit à une simple évolution technique. Il s’agit d’un basculement structurel qui affecte les modalités de légitimation, de représentation et de médiation entre les institutions et la société.
Protéger les citoyen·ne·s des récits artificiellement amplifiés et des distorsions informationnelles devient un impératif démocratique. La communication publique ne peut remplir pleinement sa mission qu’en conciliant innovation numérique, rigueur méthodologique et exigence d’intégrité.
Plus que jamais, les institutions sont appelées à réguler sans censurer, influencer sans manipuler, et innover sans dériver — autant de principes structurants pour bâtir une communication institutionnelle responsable, résiliente et digne de la confiance publique à l’ère des intelligences artificielles.

Ahmed LAFTIMI
Digital-BPM & e-Gov Advisor | E-Reputation Branding™
Docteur Chercheur | Social-Media Strategist