Alors que l’intelligence artificielle (IA) continue de transformer les industries et de redéfinir le fonctionnement des sociétés, les gouvernements du monde entier se tournent vers cette technologie transformatrice pour moderniser l’administration publique. Au Maroc, l’intégration de l’IA dans le secteur public est passée d’une aspiration lointaine à une réalité émergente, soutenue par des stratégies nationales et des projets pilotes en phase de démarrage. Le Royaume se positionne comme un pôle numérique régional, mais la voie vers une intégration complète de l’IA dans la gouvernance publique reste complexe, marquée à la fois par des défis structurels et des perspectives prometteuses.
Au cours de la dernière décennie, le Maroc a accéléré sa transition numérique avec plusieurs programmes de réformes visant à moderniser les services publics. Des initiatives comme Maroc Digital 2030 ont visé à créer un écosystème numérique robuste, capable de favoriser l’innovation, d’améliorer la prestation des services publics et d’accroître l’efficacité administrative. Dans cette vision, l’intelligence artificielle n’est plus considérée comme un luxe ou une tendance technologique, mais plutôt comme un outil stratégique pour améliorer la performance, la transparence et la réactivité des institutions gouvernementales. Plusieurs projets pilotes témoignent des ambitions du pays. L’IA est testée dans divers domaines tels que l’urbanisme intelligent, la gestion du trafic dans les grandes villes, la détection précoce des maladies dans le secteur de la santé et l’analyse prédictive pour les politiques éducatives. Dans l’agriculture, secteur vital pour l’économie marocaine, les plateformes d’IA commencent à contribuer à la prévision des conditions météorologiques, à l’optimisation de l’irrigation et au suivi de la santé des cultures. Ces évolutions suggèrent que le Maroc évolue vers un modèle de gouvernance axé sur les données, où les décisions peuvent être plus éclairées, plus réactives et mieux adaptées aux besoins spécifiques des citoyens.
Cependant, la mise en œuvre de l’IA dans le secteur public ne se fait pas sans obstacles majeurs. L’un des défis les plus urgents est l’absence d’une infrastructure de données complète et interopérable. Les systèmes d’IA nécessitent d’importants volumes de données de qualité pour fonctionner efficacement. Pourtant, de nombreuses institutions publiques marocaines fonctionnent encore avec des systèmes d’information obsolètes ou cloisonnés, ce qui complique la production d’informations pertinentes ou la mise en place de services intégrés. L’absence de normes claires pour la collecte, le stockage et le partage des données entre les ministères et les autres organismes publics freine le développement d’applications d’IA à grande échelle.
La pénurie de ressources humaines qualifiées constitue un autre obstacle majeur. Bien que le Maroc compte une population jeune de plus en plus férue de technologie et que plusieurs universités proposent des programmes liés à l’IA, il existe encore un déficit notable de professionnels possédant l’expertise nécessaire pour développer, gérer et superviser des projets d’IA au sein de l’administration publique. Le renforcement des capacités numériques à tous les niveaux de gouvernement, des hauts responsables politiques aux personnels opérationnels, reste une priorité nationale. Sans stratégies de formation et de recrutement adéquates, le risque d’aggravation de la fracture numérique entre les institutions, et entre les citoyens eux-mêmes, pourrait s’intensifier.
Les préoccupations éthiques, juridiques et de gouvernance sont également importantes. Alors que les outils d’IA commencent à influencer la prise de décision publique, des questions se posent quant à la responsabilité, la transparence, la confidentialité des données et le potentiel de biais algorithmiques. Le Maroc, comme de nombreux autres pays, ne dispose pas d’un cadre juridique complet spécifiquement dédié à la réglementation de l’intelligence artificielle. Si l’adoption récente de lois sur la protection des données, comme la loi 09-08, constitue une avancée, des mesures législatives et institutionnelles supplémentaires sont nécessaires pour garantir que l’utilisation de l’IA dans le secteur public soit conforme aux valeurs démocratiques, protège les droits individuels et reste sous contrôle humain. La résistance institutionnelle et les facteurs culturels ajoutent une complexité plus subtile, mais tout aussi significative. Les administrations publiques ont tendance à être réticentes au risque et souvent réfractaires aux changements disruptifs. L’intégration de l’IA remet en question les hiérarchies, les flux de travail et les rôles traditionnels. Les fonctionnaires craignent que l’automatisation n’entraîne des pertes d’emplois, même si, en pratique, l’IA est plus susceptible d’accroître les capacités humaines que de les remplacer entièrement. Pour répondre à ces craintes, les programmes de réforme gouvernementale doivent s’accompagner d’un dialogue inclusif et de stratégies proactives de gestion du changement privilégiant la collaboration homme-IA plutôt que la concurrence.
Malgré ces défis, les perspectives restent encourageantes. Le Maroc a fait preuve d’une volonté politique au plus haut niveau pour s’engager dans la transformation numérique. La création d’institutions telles que l’Agence de développement numérique (ADD) et le centre international d’intelligence artificielle (AI movement) dirigé par l’actuelle Ministre de la transition numérique et la réforme de l’administration Pr. Amal Fellah Seghrouchni, ainsi que les partenariats stratégiques avec des leaders technologiques mondiaux, témoignent d’un engagement à long terme en faveur d’une administration publique numérique résiliente et tournée vers l’avenir. Le Maroc bénéficie également de son positionnement géographique et géopolitique, véritable passerelle entre l’Afrique et l’Europe, qui offre des opportunités de collaboration internationale, de transfert de technologie et d’innovation partagée.
La pandémie de COVID-19 a joué un rôle d’accélérateur inattendu. Pendant la crise sanitaire, les autorités marocaines ont eu recours au numérique et à l’IA pour gérer la logistique de la vaccination, assurer une surveillance épidémiologique basée sur les données et faciliter l’accès à distance aux services publics. Cette expérience a démontré les avantages tangibles de l’IA dans la gestion de problèmes publics complexes et dynamiques et a renforcé l’importance de la préparation numérique.
À l’avenir, la réussite de l’intégration de l’IA dans le secteur public marocain dépendra de plusieurs facteurs essentiels. Premièrement, une approche pangouvernementale est essentielle pour garantir que les initiatives d’IA ne soient pas fragmentées, mais intégrées à des réformes administratives et politiques plus larges. Deuxièmement, le développement d’écosystèmes locaux d’IA – comprenant des startups, des centres de recherche, des universités et la société civile – est nécessaire pour favoriser des solutions locales adaptées aux réalités socio-économiques du Maroc. Troisièmement, des cadres éthiques et des modèles de gouvernance participative doivent être établis pour garantir que l’IA améliore l’équité sociale et renforce la confiance du public plutôt que d’exacerber les inégalités.
Dans les années à venir, le Maroc sera confronté à un choix stratégique : rester un consommateur de technologies d’IA développées ailleurs, ou devenir un producteur et un innovateur de systèmes d’IA reflétant son propre contexte culturel, économique et institutionnel. Si les bons investissements, les bonnes politiques et les bons partenariats sont réalisés aujourd’hui, l’IA pourrait devenir un puissant moteur d’une gouvernance plus inclusive, plus transparente et plus efficace au Maroc, transformant les défis en leviers de développement durable.

Expert en développement territorial et membre de l’association internationale des sciences administratives