Observer le cyberharcèlement, c’est entrevoir les contours d’une violence invisible, qui ne se révèle au grand jour qu’au moment de l’effondrement. Ce n’est ni une simple espièglerie d’adolescents ni la transposition numérique des querelles de cour d’école, mais une violence insidieuse, corrosive, amplifiée par la mécanique aveugle des algorithmes et légitimée par l’indifférence coupable des adultes.
Au Maroc, en pleine mutation numérique, où une jeunesse hyperconnectée explore le monde à travers l’écran, ce phénomène acquiert une résonance singulière. Il ne tonne pas toujours avec fracas, mais il creuse des sillons profonds et durables dans les consciences, comme une empreinte indélébile.
Une violence banalisée par les adultes, amplifiée par les algorithmes
Chaque génération transmet un héritage à la suivante. Mais aujourd’hui, ce legs n’est plus seulement fait de valeurs, d’expériences ou de traditions : il est aussi constitué de nos gestes numériques. Lorsqu’un adulte relaie une scène de harcèlement en ligne, il ne commet pas un simple clic, il prononce une sentence invisible. Ce geste devient un signal adressé à des algorithmes sans âme ni conscience, qui interprètent mécaniquement cette attention comme une approbation. Et dans ce tribunal sans juges ni morale, la cruauté s’érige peu à peu en norme.
Autrefois, les moqueries restaient confinées aux murs de la cour de récréation ou de la maison. Aujourd’hui, elles franchissent toutes les frontières, s’invitent dans la chambre, sur le téléphone, dans l’espace intime des réseaux sociaux. L’humiliation ne s’efface plus : elle s’imprime dans la mémoire numérique comme un palimpseste éternel, qui se répète et se grave à chaque nouvel écho.
Le drame, c’est que les adultes nourrissent eux-mêmes cette mécanique infernale. En regardant une vidéo humiliante, en partageant un mème cruel, en riant d’une moquerie virale, ils deviennent des complices inconscients, transformant leur simple distraction en légitimation d’un système. Et trop souvent, l’argument résonne encore : « Ce n’était rien, à notre époque aussi on se moquait. » Mais cette justification n’est qu’un voile fragile posé sur une vérité brutale : aujourd’hui, chaque clic équivaut à une pierre jetée dans l’édifice d’une violence collective.
Car cette banalisation n’est pas neutre : elle consacre la cruauté, érige une scène où la douleur est exhibée, et nourrit sans relâche des algorithmes implacables. Ces machines, auxquelles nous avons cédé nos vies numériques, ne distinguent pas le juste de l’injuste : elles amplifient ce qui retient l’attention, qu’il élève ou qu’il détruit. Chaque sourire complice, chaque clic distrait est une brique ajoutée à la construction d’un monde où l’humiliation devient spectacle, et où la souffrance humaine se métamorphose en divertissement.
Les algorithmes, complices silencieux
Les réseaux sociaux ne connaissent ni le bien ni le mal. Ils ne sont pas guidés par une conscience, mais par des équations froides et implacables. Les algorithmes ne jugent pas, ils observent. Ils ne discernent pas, ils répliquent. Tout ce que nous leur donnons à voir devient une matière première qu’ils transforment en règles implicites. Plus un contenu est partagé, commenté, visionné, plus il est propulsé. Plus il choque, plus il attire. Plus il attire, plus il s’impose comme une norme.
Ces mécanismes fonctionnent comme des amplificateurs impitoyables de l’attention humaine. Les algorithmes scrutent le temps passé devant une image, évaluent l’intensité des émotions suscitées, mesurent la vitesse et la fréquence des partages. Une vidéo humiliante, parce qu’elle fait rire ou scandalise, capte davantage d’attention qu’une information neutre. Pour la machine, cette attention est une victoire. Elle l’interprète comme un signal de « succès » et décide mécaniquement d’offrir ce contenu à toujours plus d’utilisateurs. Ainsi, l’humiliation devient spectacle, et la cruauté, virale.
L’algorithme est un miroir déformant : il ne reflète pas nos valeurs, mais nos pulsions. Il amplifie ce qui attire notre regard, qu’il s’agisse de beauté ou de brutalité. Il est aussi un oracle sans morale, un arbitre aveugle qui ne fait que prédire ce que nous regarderons encore, sans jamais interroger ce que nous devrions regarder. Et dans ce cercle vicieux, chaque clic d’adulte, chaque rire distrait, chaque partage complice devient un enseignement donné à la machine : « Ce contenu mérite d’exister. ». Ainsi, nous ne sommes pas seulement les spectateurs de cette violence : nous en sommes les acteurs, et nos gestes quotidiens, si banals en apparence, servent de carburant à l’algorithme qui l’amplifie.
L’ombre numérique des parents
Beaucoup d’adultes croient que leurs gestes en ligne demeurent confinés à leur téléphone, comme s’il s’agissait d’un espace privé. Or, dans l’univers numérique, il n’existe pas de frontières étanches. Chaque partage, chaque message de haine relayé, chaque contenu humiliant liké ne touche pas seulement l’individu : il s’inscrit dans une identité numérique qui rayonne sur tout son réseau.
Derrière chaque écran, il n’y a jamais un individu isolé : il y a une famille entière qui respire à travers les mêmes réseaux. Les enfants, reliés au même foyer, au même Wi-Fi, aux mêmes antennes de relais, héritent sans le savoir de l’empreinte numérique laissée par leurs parents. Car dans l’univers des algorithmes, aucune frontière n’est étanche : les machines ne perçoivent pas des destins singuliers, mais des flux de données qu’elles tissent ensemble.
Adresses IP, géolocalisation, historiques de navigation, interactions sociales… autant de fils invisibles que les plateformes recoupent pour dresser un portrait d’ensemble. Ce n’est pas seulement un profil individuel qu’elles construisent, mais un « profil familial », une identité numérique collective, façonnée par l’addition des comportements de chacun. Dans cette mécanique, les enfants ne sont pas de simples spectateurs : ils deviennent les héritiers d’un réseau d’influence qui les dépasse, un miroir numérique où les gestes des adultes se reflètent jusque dans leurs propres écrans.
Ainsi, l’usage numérique parental, qu’il s’agisse d’un like anodin, d’un contenu haineux partagé ou d’un silence complice, s’imprime dans cette toile algorithmique et retentit jusque dans l’univers des plus jeunes. L’innocence d’un clic individuel se transforme en héritage collectif : une empreinte familiale dont les enfants porteront, tôt ou tard, les marques.
La réputation numérique, elle aussi, dépasse la sphère individuelle. Par le biais des cookies, des adresses IP ou du cloud familial, certains services associent automatiquement les profils. L’empreinte numérique d’un parent peut alors rejaillir, à son insu, sur l’image sociale, scolaire ou professionnelle de son enfant. En relayant des contenus haineux ou humiliants, un adulte ne ternit pas seulement sa propre réputation : il construit une identité numérique « miroir » que ses enfants devront porter comme un héritage invisible.
Le piège du « ça n’arrive qu’aux autres »
L’un des mensonges les plus confortables est de croire que ce drame n’appartient qu’aux autres : « Pas mon enfant », « Pas dans ma famille ». Pourtant, le numérique abolit toutes les frontières. Il suffit d’un mot mal interprété, d’une photo sortie de son contexte, d’une rumeur amplifiée, pour que la machine s’emballe et devienne incontrôlable.
S’imaginer à l’abri est une illusion périlleuse. Les réseaux sociaux ne reconnaissent ni âge, ni statut social, ni rang professionnel. Le collégien le plus discret peut être désigné comme cible pour un détail insignifiant. L’étudiant le plus brillant peut voir son excellence éclipsée par une erreur banale. Le cadre le plus respecté peut voir une réputation bâtie en années s’effondrer en quelques jours.
Le cyberharcèlement n’épargne personne : il est la part d’ombre de notre hyperconnexion, le revers implacable d’une société du spectacle qui transforme chaque maladresse en matière première pour l’humiliation collective. Et plus nous nous croyons épargnés, plus nous nous condamnons à l’inaction. Ce silence devient alors le plus sûr allié des bourreaux : il leur offre l’indifférence comme bouclier et la viralité comme arme. Fermer les yeux, c’est non seulement abandonner les victimes, mais aussi tracer le chemin qui fera de nos enfants, demain, les prochaines cibles.
Une responsabilité partagée face au prix du silence
En tant qu’adultes, nous portons une responsabilité immédiate. Elle commence par un geste simple : refuser de liker ou partager des contenus humiliants. Elle se poursuit par l’exemple : montrer, par nos propres pratiques, que le respect existe aussi dans l’univers numérique. Elle s’étend enfin à notre rapport aux algorithmes : plutôt que de nourrir la cruauté, nous devons orienter la machine vers la bienveillance, encourager, féliciter, mettre en lumière ce qui élève plutôt que ce qui rabaisse.
Mais cette responsabilité ne s’arrête pas aux individus. Le cyberharcèlement n’est pas une fatalité : il interpelle l’ensemble de la société. Les familles doivent instaurer un dialogue sincère avec leurs enfants. Les écoles ont un rôle central : détecter les signaux, accompagner les victimes, enseigner l’usage responsable des écrans. Les autorités doivent renforcer les campagnes de sensibilisation et consolider les cadres légaux. Quant aux plateformes, elles ne peuvent plus se réfugier derrière la neutralité technique : elles doivent assumer leur rôle et supprimer plus rapidement les contenus nocifs.
Ignorer cette réalité, c’est oublier qu’aucun clic n’est jamais solitaire. Chaque geste en ligne, un like, un partage, un silence, laisse une trace, corrélée, analysée, transmise comme un héritage numérique. Et cet héritage, ce ne sont pas seulement nos propres profils qu’il façonne : ce sont nos enfants qui, demain, devront en porter le poids. En légitimant par notre inertie un monde où l’humiliation devient divertissement et où la souffrance se transforme en spectacle, nous ne leur transmettons pas un patrimoine de dignité, mais des chaînes invisibles, forgées par nos comportements et nos silences, qu’ils devront endurer à notre place.

Ahmed LAFTIMI
Docteur Chercheur / Social Media Analyst