[L’ECONOMISTE] La souveraineté numérique est aujourd’hui au cœur des préoccupations stratégiques des États, soucieux de protéger leurs données, leurs infrastructures, et leur autonomie face à des géants technologiques souvent étrangers. Dans un monde de plus en plus digitalisé et globalisé, l’indépendance numérique permet de sécuriser des secteurs clés, de réduire la dépendance aux technologies étrangères, et de garantir un contrôle sur les communications et les informations sensibles.
Cependant, la souveraineté numérique soulève aussi des défis techniques, économiques, et réglementaires complexes. Cette tribune explore les différentes dimensions de cette souveraineté à travers des enjeux pratiques et concrets, tels que la réglementation, les infrastructures, les plateformes, les télécommunications, et les ressources humaines.

■ Réglementation et cadre légal: Un pilier de la souveraineté numérique
Pour garantir sa souveraineté numérique, nous devons renforcer le cadre législatif relatif à la protection des informations nationales sensibles, et encadrer les pratiques des acteurs du numérique, ainsi que celles des infrastructures d’importance vitales. Cette législation permettra de contraindre les organisations concernées à respecter des normes de sécurité élevées.
Cependant, pour maintenir cette souveraineté, les régulations doivent être appliquées, actualisées et adaptées aux évolutions technologiques, tout en favorisant une coopération internationale pour des standards communs.
■ Infrastructures numériques: Garantir l’indépendance technologique
La maîtrise des infrastructures numériques –data centers, réseaux de serveurs, fibres optiques, câbles sous-marins et satellites– est cruciale pour assurer la souveraineté d’un pays. Souvent contrôlées par des géants technologiques étrangers, ces infrastructures exposent de nombreux pays à une dépendance extérieure. Certains États investissent dans leurs propres infrastructures pour stocker les données localement et protéger leurs informations sensibles, comme le fait le Maroc avec ses projets de data centers nationaux. Toutefois, ces initiatives demandent des investissements importants en technologie et en expertise, et nécessitent des partenariats avec des entreprises locales pour encourager l’innovation et réduire la dépendance aux acteurs internationaux.
■ Télécommunications: Renforcement de la sécurité et de la résilience
Les télécommunications sont essentielles à la souveraineté numérique. Contrôler ses propres réseaux permet de sécuriser les échanges et d’assurer une continuité des communications en cas de crise. Pour cela, certains pays investissent dans des infrastructures de télécommunications indépendantes, renforçant leurs réseaux nationaux et réduisant leur dépendance aux infrastructures étrangères.
Un satellite national de télécommunications est une option stratégique qui offre une connectivité étendue, y compris dans les zones reculées, et renforce la sécurité des données échangées. Il peut également servir les communications critiques, améliorant ainsi la résilience face aux cyberattaques et aux catastrophes naturelles.
Panafsat: Pilier de la souveraineté d’Internet en Afrique |
Le 29 octobre 2024, le groupe marocain Panafsat a signé un partenariat stratégique avec Thales Alenia Space pour renforcer la souveraineté des télécommunications africaines. Cet accord marque une étape décisive, visant à déployer un satellite flexible et à très haute performance pour connecter 26 pays africains. Ce satellite de nouvelle génération offrira une connectivité internet haut débit, essentielle pour accélérer la transformation digitale du continent et réduire la dépendance aux infrastructures étrangères. À travers cette initiative ambitieuse, le Maroc contribue à bâtir une infrastructure souveraine pour l’Afrique, ouvrant la voie à une autonomie numérique accrue et à un accès amélioré aux technologies pour des millions d’africains. Ce satellite sera mis sur orbite à 36.000 km, opérationnel en 2028 et totalement supervisé par des experts marocains. |
■ Logiciels et plateformes: Promouvoir des solutions locales
Les logiciels et plateformes utilisés au niveau national jouent un rôle déterminant dans l’indépendance numérique. Les pays dépendent souvent de solutions logicielles étrangères pour la gestion de leurs données et processus administratifs. Cette dépendance crée une vulnérabilité, notamment face aux risques de cyber espionnage et de coupures imposées par des sanctions politiques. Pour pallier cette dépendance, les investissements dans l’innovation locale, y compris les partenariats avec des start-ups et les entreprises technologiques nationales, sont importants pour promouvoir une véritable indépendance dans ce domaine. Par exemple, des pays comme la Chine et la Russie développent leurs propres systèmes d’exploitation et plateformes de messagerie sécurisées pour protéger leurs communications.
Cloud souverain et plateformes étrangères |
Le développement d’une industrie de logiciels nationaux est un pilier crucial pour garantir la souveraineté numérique, notamment dans des secteurs sensibles selon la loi 05-20. La simple installation de plateformes étrangères dans des datacenters nationaux ne garantit pas, à elle seule, la conformité à cette loi. En effet, même si les éditeurs de ces plateformes prétendent que les données sont totalement cryptées et inaccessibles, il est essentiel de s’assurer que ces acteurs étrangers n’ont aucun moyen d’accéder aux informations sensibles du pays. |
■ Ressources humaines et recherche scientifique
La souveraineté numérique repose en grande partie sur les compétences disponibles au sein du pays. Les experts en cybersécurité, en infrastructure réseau, en intelligence artificielle, et en développement logiciel sont essentiels pour mettre en place et maintenir des systèmes sécurisés et résilients.
Pour atteindre cet objectif, le gouvernement devrait investir dans la formation et l’éducation des ressources humaines locales. Des programmes de formation, comme des bootcamps et des certifications spécifiques, sont cruciaux pour former une main-d’œuvre qualifiée et garantir une gestion souveraine des infrastructures critiques.
Par ailleurs, en encourageant la recherche en cybersécurité et en intelligence artificielle, le gouvernement soutiendra l’innovation locale et le développent de solutions adaptées, renforçant ainsi notre souveraineté digitale. Sans oublier de protéger les résultats de la recherche d’une manière globale afin d’éviter l’espionnage et le piratage.
La souveraineté numérique n’est pas seulement un objectif stratégique, elle est devenue une nécessité pour les États souhaitant protéger leurs intérêts économiques, sociaux, et sécuritaires. Maîtriser les infrastructures, développer des lois adaptées, sécuriser les télécommunications, et encourager les solutions logicielles locales sont des étapes clés pour atteindre cette autonomie.
Formation et cybersécurité: Les compétences comme rempart |
Estonie: L’Estonie a mis en place un programme national de formation en cybersécurité et compétences numériques dans les écoles et les universités. Ce programme forme les jeunes générations à la cybersécurité et à la gestion des données, garantissant un capital humain compétent pour soutenir la souveraineté numérique du pays.Singapour: Dans le cadre de son programme SkillsFuture, Singapour offre des subventions pour des formations en intelligence artificielle, cybersécurité, et gestion des données. Le pays vise ainsi à renforcer ses compétences locales et à réduire sa dépendance aux talents étrangers dans le domaine numérique.Au Maroc, l’initiative sociale «Cyber4D» a permis de former une centaine d’étudiants en Cybersécurité, dont deux d’entre eux sont doctorants à l’UQAC et travaillent sur l’apport de l’IA pour la cybersécurité. |
■ Comité national de souveraineté numérique
Sous l’égide du ministère de la Transition Numérique et de la DGSSI, et pour adresser les enjeux de souveraineté numérique, une gouvernance dédiée s’avère nécessaire. Un comité national, basé sur un partenariat public-privé, pourrait superviser l’ensemble des initiatives et coordonner les actions à travers les principaux axes de souveraineté numérique: cadre légal, infrastructures, télécommunications, logiciels, développement des compétences recherches scientifique. La collaboration entre différentes parties prenantes gouvernementales, renforcée par la contribution du secteur privé, permettra d’harmoniser les priorités nationales en matière de souveraineté numérique.
De ce comité émanerait une cellule de veille technologique et géopolitique, qui sera chargée de suivre les avancées et anticiperait les risques, tandis que des Audits Réguliers assureraient la Conformité et l’efficacité des actions mises en œuvre.

Taieb Debbagh est expert en transformation digitale, cybersécurité et protection des données personnelles. Il a été membre du «High Level Expert Group» et président de la commission «Structures organisationnelles» de la «Global Cybersecurity Agenda» qui correspond au 3e axe du GCI. Il est auteur du livre «15 ans de cybersécurité au Maroc» et co- auteur de «Système de Management de la Cybersécurité Nationale» (Amazon-Avril 2024)
Edition l’ECONOMISTE N°:6884 Le 11/11/2024 |
