A l’occasion du Sommet de Paris pour l’action sur l’IA ou Agence Francophone de l’Intelligence Artificielle (AFRIA) est invitée à présenter sa vision, ses actions, lors de nombreux événements, il m’a semblé important de rédiger quelques articles sur l’IA en Afrique, afin d’apporter notre contribution aux débats et nos solutions.
L’intelligence artificielle, cette nouvelle frontière de l’humanité, se déploie sur le continent africain avec une rapidité vertigineuse, suscitant autant d’espoirs que de craintes, oscillant entre les promesses d’un outil de civilisation et les risques d’un instrument de domination. Pour comprendre cette dualité, il faut plonger dans les réalités socio-économiques, culturelles et politiques du continent, tout en interrogeant les dynamiques globales qui façonnent l’adoption et l’utilisation de cette technologie.
L’Afrique, souvent perçue comme un terrain de conquête pour les innovations technologiques, se trouve à un carrefour critique : l’IA peut-elle devenir un levier d’émancipation, ou reproduira-t-elle les schémas de dépendance et d’exploitation hérités de l’histoire coloniale ? Pour répondre à cette question, il est essentiel d’analyser les enjeux sous-jacents, les acteurs impliqués et les impacts potentiels sur les sociétés africaines.
L’Afrique n’est pas un bloc homogène. Chaque pays, avec sa propre histoire, sa propre culture et son propre paysage politique, trace inévitablement sa propre voie dans cette révolution numérique. L’Afrique du Sud, le Kenya, le Nigeria et l’Égypte émergent comme des pôles technologiques avancés, tandis que d’autres pays peinent encore à assurer un accès stable à l’électricité et à Internet.
Cette fracture numérique engendre des écarts considérables en termes de préparation et d’exploitation de l’IA, et est également marquée par des inégalités entre les États. Les pays côtiers et urbains bénéficient d’un accès plus large aux réseaux de télécommunications, alors que les pays enclavés peinent à déployer des infrastructures numériques performantes. Comment dès lors développer une IA africaine qui puisse répondre aux besoins locaux sans dépendre des infrastructures étrangères ?
L’IA, s’immisce dans tous les aspects de la vie quotidienne, d’un côté, elle est présentée comme un levier de développement qui peut améliorer l’efficacité administrative, optimiser les services publics et stimuler l’innovation, une opportunité sans précédent pour résoudre des défis structurels.
Le continent fait face à des problèmes persistants : accès limité aux services de santé, éducation fragmentée, agriculture vulnérable aux changements climatiques, et infrastructures déficientes.
L’IA, avec sa capacité à analyser des données massives et à optimiser des processus, semble offrir des solutions adaptées. Par exemple, au Kenya, des start-ups utilisent l’IA pour prédire les rendements agricoles et conseiller les fermiers sur les cultures à planter. Au Nigeria, des plateformes de santé mobile intègrent l’IA pour diagnostiquer des maladies comme le paludisme ou la tuberculose, palliant ainsi le manque de médecins dans les zones rurales.
Ces initiatives illustrent comment l’IA peut devenir un outil de civilisation, en améliorant les conditions de vie et en renforçant les capacités locales. Cependant, ces exemples ne doivent pas occulter les limites et les risques associés à cette technologie.
Cette vision idyllique cache une réalité plus complexe. L’IA n’est pas neutre, l’IA en Afrique n’est pas une création endogène. Elle est largement importée, conçue et contrôlée par des acteurs étrangers, qu’il s’agisse de multinationales technologiques ou de gouvernements et d’organisations internationales. Cette externalité pose la question de la souveraineté technologique. Les algorithmes qui sous-tendent l’IA sont souvent entraînés sur des données collectées dans les pays du Nord, reflétant des biais culturels, linguistiques et socio-économiques qui ne correspondent pas nécessairement aux réalités africaines.
Or, ces biais peuvent renforcer les inégalités existantes en Afrique, en perpétuant des stéréotypes et en marginalisant certaines populations. Par exemple, des algorithmes de recrutement, si les données d’entraînement sont biaisées en faveur de profils spécifiques.
De même, les systèmes de reconnaissance faciale développés en Occident ont montré des taux d’erreur plus élevés pour les personnes à la peau foncée, révélant un biais racial inhérent à ces technologies. En Afrique, où la diversité ethnique et culturelle est immense, ces biais pourraient avoir des conséquences graves, notamment dans des domaines sensibles comme la sécurité ou la justice.
En outre, la collecte et l’exploitation des données soulèvent des questions éthiques et politiques. Les données sont souvent qualifiées de « nouvel or noir », et l’Afrique, avec sa population jeune et de plus en plus connectée, représente un réservoir inexploité. Mais qui contrôle ces données ? Qui en tire profit ? Comment garantir la transparence des algorithmes ? Comment protéger la vie privée ? Ces questions sont d’autant plus cruciales en Afrique, où les réglementations en matière de protection des données sont souvent lacunaires.
Les accords conclus entre les gouvernements africains et les géants technologiques sont souvent opaques, et les populations locales sont rarement consultées. Cette exploitation des données renvoie à une forme de néocolonialisme numérique, où les ressources informationnelles du continent sont extraites et monétisées par des entités étrangères, sans que les bénéfices ne soient équitablement redistribués. Cette dynamique reproduit les inégalités structurelles et renforce la dépendance technologique de l’Afrique.
Au-delà de ces enjeux, l’IA pourrait aussi devenir un outil de domination économique. Les grandes entreprises technologiques occidentales, qui dominent le marché de l’IA, imposent déjà leurs normes et leurs valeurs aux pays africains, les rendant dépendants et vulnérables. Cette dépendance pourrait entraver le développement d’une industrie de l’IA africaine et limiter la souveraineté numérique du continent.
Face à ces défis, il est urgent de réfléchir à un modèle de développement de l’IA en Afrique qui soit à la fois inclusif, équitable et souverain, avec une dimension locale et contextuelle, prenant en compte les réalités spécifiques des sociétés africaines. Cela implique de développer des capacités de développement et d’entraînement sur place, plutôt que de simplement transposer des modèles occidentaux, de former des talents locaux, de promouvoir l’open-source et de mettre en place des réglementations robustes pour protéger les droits et les libertés des citoyens.
Certains acteurs africains tentent de renverser cette tendance, à développer une IA « afrocentrée », ancrée dans les réalités et besoins spécifiques des populations. Des startups et laboratoires africains développent des solutions innovantes dans des domaines aussi variés que l’agriculture, la santé et l’éducation. Ces initiatives mettent en lumière une volonté croissante de reprendre le contrôle sur les outils technologiques, en les adaptant aux contextes locaux pour résoudre des problèmes concrets
Par exemple, au Sénégal, on encourage l’utilisation des données pour résoudre des problèmes locaux, tout en respectant les normes éthiques et en impliquant les communautés. En Afrique du Sud, des chercheurs travaillent sur des modèles linguistiques en langues africaines, afin de combler le fossé numérique et de rendre l’IA plus inclusive. Des systèmes d’IA aident les agriculteurs à optimiser leurs récoltes, à prédire les conditions météorologiques et à lutter contre les parasites.
Dans le domaine de la santé, des applications basées sur l’IA sont utilisées pour améliorer le diagnostic des maladies et pour fournir des soins de santé dans des zones reculées. Ces exemples montrent que l’IA peut être un outil de civilisation et avoir un impact positif significatif lorsqu’elle est développée avec une compréhension profonde des réalités locales et des besoins des populations. Mais ces initiatives restent marginales face à la puissance des acteurs globaux, et leur impact dépendra largement du soutien politique et financier qu’elles recevront.
Un autre enjeu majeur est l’impact de l’IA sur l’emploi et les inégalités sociales. L’automatisation des tâches, rendue possible par l’IA, menace de supprimer des millions d’emplois et même dans les secteurs informels qui dominent les économies africaines, mais sincèrement aujourd’hui on est dans le flou le plus total, personne n’est en mesure de prédire, de chiffrer cet impact, on parle de premier cas d’emplois supprimer dans des call center en Afrique du Nord, mais on ne connaît pas le pourcentage.
Dans un continent où 60 % de la population a moins de 25 ans, cette perspective est certes alarmante, pourtant, l’IA pourrait aussi créer de nouveaux emplois, à condition que les compétences nécessaires soient accessibles.
Or, le fossé numérique reste immense : moins de 38 % des Africains ont accès à internet, et les formations en technologies de l’information sont encore rares. Sans investissements massifs dans l’éducation et les infrastructures numériques, l’IA risque d’accentuer les inégalités plutôt que de les réduire. Comment assurer un rééquilibrage social et économique dans cette transition ? Les politiques publiques devront jouer un rôle crucial pour préserver l’emploi et former les populations aux nouvelles compétences requises.
L’instrumentalisation de l’IA à des fins de surveillance et de contrôle est également une préoccupation majeure. Sur le plan politique, l’IA peut être un outil renforçant les régimes autoritaires et menaçant les libertés individuelles. Certains gouvernements africains pourraient être tentés d’utiliser l’IA pour surveiller leurs populations, restreindre les libertés individuelles, pour traquer les dissidents, réprimer les mouvements sociaux et museler les opposants.
Des gouvernements africains ont recours à des systèmes de reconnaissance faciale pour surveiller les populations et restreindre les espaces démocratiques. Cette instrumentalisation de l’IA pose des questions fondamentales sur les droits de l’homme et la gouvernance. L’Afrique, déjà confrontée à des défis politiques majeurs, doit éviter que l’IA ne devienne un outil de domination au service des élites au pouvoir.
Cette perspective dystopique rappelle les régimes autoritaires du passé et suscite des inquiétudes légitimes quant à l’avenir de la démocratie en Afrique.
De même, il est impossible d’ignorer les dimensions philosophiques et culturelles de cette question. L’IA, en tant que produit de la modernité technologique, véhicule une vision du monde spécifique, centrée sur l’efficacité, la rationalité et la quantification. Cette vision entre parfois en tension avec les cosmologies africaines, qui privilégient les relations humaines, la spiritualité et le collectif.
L’adoption de l’IA en Afrique ne doit pas se faire au détriment de ces valeurs, mais plutôt s’en inspirer pour créer des technologies plus humaines et plus justes. Elle reflète et façonne les valeurs, les croyances et les aspirations des sociétés qui la conçoivent et l’utilisent. En ce sens, elle peut être un outil pour redéfinir la place de l’Afrique dans le monde, non pas comme une victime passive de la mondialisation technologique, mais comme un acteur actif et innovant
Des acteurs de l’IA appellent à une « décolonisation des savoirs » et à une réappropriation des technologies par les Africains eux-mêmes. Cette perspective invite à imaginer une IA qui ne soit pas un simple outil importé, mais une expression de la créativité et de la résilience africaines.
L’IA en Afrique est à la fois une promesse et un piège. Elle peut devenir un outil de civilisation, en améliorant les conditions de vie, en renforçant les capacités locales et en ouvrant de nouvelles perspectives économiques. Mais elle peut aussi être un instrument de domination, en reproduisant les inégalités, en renforçant les dépendances et en menaçant les libertés. Sans une réglementation appropriée, le risque est grand que l’IA soit exploitée pour des fins contraires aux intérêts des populations.
Le destin de l’IA en Afrique dépendra des choix politiques, économiques et éthiques qui seront faits dans les années à venir. Pour que l’IA soit véritablement au service des Africains, il est nécessaire d’avoir une réflexion approfondie sur les finalités et les modalités d’utilisation, et il est essentiel de placer les besoins et les aspirations des populations au cœur des stratégies technologiques, tout en garantissant une souveraineté numérique et une inclusion équitable. Il est donc essentiel de mener un débat public approfondi sur les enjeux de l’IA en Afrique, en impliquant tous les acteurs de la société civile, les gouvernements, les entreprises et les chercheurs.
L’avenir de l’Afrique se joue en partie dans le domaine de l’intelligence artificielle, et l’arrivée de DeepSeek, une IA chinoise qui se positionne en alternative aux modèles occidentaux, commence à modifier l’équilibre entre les États-Unis et la Chine, posant une question cruciale. Quelle place pour l’Afrique dans cette nouvelle bataille technologique ? Est-ce une chance à saisir ou une énième dépendance numérique ?
Voilà pourquoi il est de notre responsabilité collective de veiller à ce que cette technologie soit utilisée pour le bien de tous et non pour le profit d’une minorité.
L’Afrique ne doit pas juste consommer l’IA, elle doit l’influencer, elle a l’opportunité de réinventer l’IA, non pas comme un outil de domination, mais comme un levier d’émancipation et de transformation sociale.

Consultant International en Stratégie & Développement – Co-fondateur d’Afric’Up et d’Africa in Colors – Spécialiste des industries culturelles & créatives numériques en Afrique – Comité d’experts Saison Africa 2020